Jazz Hot n°663, printemps 2013

Lia Pale – Gone Too Far
Nouveauté-Indispensable

Un petit récit pour resituer cet enregistrement : c’est d’abord la rencontre de Lia Pale, chanteuse-instrumentiste (le piano ici mais aussi la flûte, les percussions, la danse), de culture classique – sans engagement spécifique dans le jazz, mais qui apprécie entre toutes Billie Holiday – avec un revenant, Mathias Rüegg (ici producteur, arrangeur, pianiste), le leader du célèbre Vienna Art Ochestra aujourd’hui dissous (Jazz Hot n° 654), autour d’un projet original de relecture de la musique de Franz Schubert (1797-1828). D’une certaine manière, il y a continuité pour Mathias Rüegg, puisque Schubert est le musicien de Vienne par excellence (il y est né et décédé). Le choix s’est porté sur une sélection de thèmes adaptés du Winterreise (Le Voyage d’hiver), une suite de lieder mélancoliques composés dans les deux dernières années de sa vie sur des poèmes de Wilhelm Müller (1794-1827), ici également adaptés par Lia Pale.
On sait Mathias Rüegg féru de littérature, de cinéma, de musique en général (Jazz Hot n° 592, 639), de jazz mais aussi de musique classique, de musiques populaires, et cela fait partie de son originalité, pas toujours cernée, mais qui a tant apporté à la couleur particulière du Vienna Art Orchestra. Un érudit intelligent qui teinte ses compositions, ses arrangements jazz des couleurs musicales de sa culture européenne, sans faiblesse, et parfois réciproquement, des couleurs du jazz ou d’autres musiques le répertoire européen, comme ici. Une belle synthèse personnelle, pas différente sur le fond de ce que firent Django Reinhardt à partir de sa culture, ou Duke Ellington, entre autres, à partir de la sienne, y compris sur le répertoire classique européen. Ce choix d’un répertoire intense et mélancolique, mais d’une forme légère (voix et formation réduite) est encore cette fois parfaitement intelligent car il respecte la forme originale des lieder en s’appuyant sur la voix aérienne (« Road of No Return », « Too Cold to Stand Still »), précise (« The Numbers and the Dates »), d’aujourd’hui, de Lia Pale comme sur ses adaptations des poèmes (en anglais).

Les arrangements personnalisés par Mathias Rüegg, où le jazz est une couleur soutenue (le type de formation, la pulsation rythmique, les accentuations des musiciens, le système des chorus, le rôle de la basse…), et la rencontre avec Lia Pale, grande voyageuse, dont la personnalité artistique est aussi un alliage de cultures (comme souvent aujourd’hui), de curiosités diverses, ont été les conditions de la réussite d’un album-œuvre, qui se distingue par son ambition et sa cohérence. Cet album se retrouve donc par l’esprit, et parfois la forme, parfaitement à sa place dans le jazz de culture, où les enregistrements sont avant tout des œuvres à part entière, des constructions avec une ambition artistique.
La complicité, l’osmose nées de cette rencontre sont mises en valeur par une belle formation avec les excellents Harry Sokal (beau chorus sur « Follow My Teardrops », « Gone Too Far ») et Hans Strasser (« Gone Too Far »), par la présence du maestro Mathias Rüegg à son piano et pour les arrangements (architecte des couleurs), et cette légèreté des percussions d’Ingrid Oberkanins tout à fait respectueuse de l’univers de Schubert revu et adapté.

On ne dit pas sur quelle pièce Lia Pale joue du piano, en fait sur « My Faithful Walking Staff », et on apprécie « Follow My Teardrops » et son introduction avec quelques craquements nostalgiques d’époque (pas celle de Schubert, précisons-le)… Pour la petite histoire, car il y en a une, Mathias Rüegg ne figure pas en clair sur le livret, pas plus que Schubert et Müller (rebaptisés pour l’occasion « shoE », « Bert » et « Miller ») car pour la première présentation le souhait était d’éviter aux amateurs-auditeurs et à la presse (de Vienne) des préjugés liés à l’œuvre de Schubert-Müller ou à la présence de Mathias Rüegg dont c’est le grand retour après une absence de longue durée, préjugés ou événement qui auraient nui au naturel de l’écoute de cet album de Lia Pale.

Jeu de pistes et piège espiègle car bien peu de Viennois présents reconnurent, paraît-il, les échos de l’œuvre du grand Viennois. Mais c’est peut-être aussi que l’adaptation a été réussie, que les artistes d’aujourd’hui ont su s’approprier l’œuvre, que Schubert est éternel (la beauté des mélodies en particulier).
« Gone Too Far », « Road of No Return », « Follow My Teardrops » (expressionniste), sont parmi les belles réussites de ce disque très original, et l’atmosphère y est souvent envoûtante, mélancolique, intense, émouvante, tragique, pleine d’espérance parfois (« The Rooster Woke Me »), et ce n’est pas le moindre mérite de cet opus que de rester, sur ce plan, fidèle à l’esprit original (mélodies, poèmes) de ce voyage en hiver marqué par la présence de la mort (celles de Beethoven et de Müller en 1827, la prémonition de sa propre mort par Schubert en 1828).
Indispensable, en particulier pour l’originalité de cet enregistrement où l’on a le plaisir d’une découverte, Lia Pale, et celui de retrouver un musicien savant qui manquait au jazz.

Yves Sportis